Pardon de vous détourner de vos fantasmes,

mais avec les événements de ces derniers jours et comme il a été un peu question d'argent dans cette discussion, je me sens comme obligé, en tant que luthier, d'apporter quelques éclaircissements. Fred, tu voudras bien me corriger, compléter, le métier de luthier recouvre pas mal de réalités différentes, donc il est naturel que tout le monde ne calcule pas de la même manière.
Fred, donc, a écrit qu'au-dessous de 300 € par jour, un luthier ne peut gagner plus que le SMIC. Quand on connaît le montant des minimas sociaux, cela pourrait presque passer pour de la provoc. Et pourtant !
Plaçons-nous d'abord dans l'optique du commerçant : vente d'accessoires, archets, cordes, etc. Le calcul de base de la plupart des luthiers, c'est : je prends mon prix d'achat HT (hors taxe, hors TVA) et je multiplie par deux pour avoir mon prix de vente TTC (20 % TVA comprise). Du coup, si les 300 € en question proviennent juste d'une activité d'achat-revente, il ne reste que 100 € HT de marge environ pour le luthier (alors que le client a payé 360 € TTC). Selon la situation du luthier (par ex. j'habite dans la 5e ville la plus pauvre de France si l'on se base sur le critère du pourcentage de population au-dessous du seuil de pauvreté - Fred est installé rue de Rome à Paris) ou pour certains produits, il est possible que la marge du luthier soit inférieure. Je doute qu'elle soit supérieure ! Au passage: cette marge sert aussi à couvrir les frais fixes et à rémunérer le patrimoine financier immobilisé dans le stock. Elle est connue des fabricants qui nous communiquent même fréquemment, en plus de notre prix d'achat, le prix de vente conseillé, voir le prix minimal auquel nous ne sommes pas autorisés à afficher le produit (en vitrine, sur un site Web, etc.).
Revenons à notre calcul : 100 € de marge HT par jour, 20-25 jours par mois, cela fait 2000-2500 € par mois. Maintenant, il faut encore déduire les frais fixes (par exemple le loyer, l'électricité, les taxes foncières ou cotisation foncière des entreprises CFE, etc.), ainsi que les charges sociales (URSSAF, assurance maladie, retraite). On n'est effectivement par sûr d'être au-dessus du SMIC !
Deuxième situation : les 300 € proviennent de remèchages, révisions, chevalets neufs, etc. Là, les fournitures sont nettement plus réduites, c'est surtout du temps de travail. Sur un chevalet ou un remèchage, je n'ai que 10 % de fourniture environ. Quand je fais une pièce d'âme (donc détablage, etc.), je n'ai pratiquement pas de fourniture directe, puisqu'il me reste bien une chute d'épicéa pour faire la pièce ! Donc sur mes 300 € journaliers, disons que 270 € me restent dans la poche. Multiplié par 20 jours par mois, on est déjà autour de 5000 € mensuels. Déduction faite de tous les frais fixes et des charges sociales, il va me rester de quoi vivre. Pas de quoi m'enrichir et, dans certaines villes, il me faudra habiter loin du centre ou des beaux quartiers, mais je pourrai m'en sortir.
La réalité est un mélange des deux, de sorte que le luthier moyen a toutes les chances de vivoter s'il n'encaisse que 300 € HT par jour. Dans tous les cas, je pense que tout le monde conviendra que ce n'est pas comme cela qu'il va vraiment s'enrichir.
Deuxième point que je voudrais aborder : le prix d'un violon neuf.
Fabriquer un violon demande un temps variable d'un luthier à l'autre, mais on retient en général l'ordre de grandeur suivant : 150 à 200 heures. Evidemment, la fabrication peut s'étaler sur un temps plus long, parce qu'on laisse sécher, on est occupé à autre chose, le vernis est aux UV, etc. Mais grosso modo, c'est donc de l'ordre d'un mois de travail d'un salarié (169 heures /mois ?).
Si vous avez récemment fait faire la vidange de votre voiture, ou fait venir un plombier chez vous pour réparer une fuite, vous avez peut-être vu sur la facture que le tarif horaire de la main-d'oeuvre est de l'ordre de 50 € HT. Parfois un peu moins, parfois un peu plus aussi dès lors que l'intervention présente un niveau de technicité plus élevé. Comme s'il était admis (il faudrait le calculer comme ci-dessus) qu'un artisan ne peut pas vivre au-dessous de cette valeur. Mais bref, le calcul est simple : 150 fois ou 200 fois 50 €, cela vous donne 7500 ou 10 000 € HT pour votre violon. Par curiosité, faites le calcul avec deux extrêmes en apparence peu éloignés : 40 x 150 et 50 x 200 : 6000 et 10 000, soit une différence déjà notable.
Ah oui, j'oubliais, ajoutez quand même les 20 % de TVA pour avoir le prix de vente !
Mais en fait, je ne pense pas que les luthiers, dans leur majorité, fassent ce genre de calculs. D'ailleurs, on pourrait en faire un autre plus simple : 1 mois de travail et il me faut tant par moi pour vivre, donc je vends mon violon tant. En plus, certains luthiers sont dans des grandes villes, d'autres à la campagne, les frais fixes varient d'autant. Si je fais malgré tout ces calculs, c'est juste pour montrer qu'un violon neuf à 8000 ou 10 000 €, on est globalement dans les clous. Dans la réalité, il y a certainement d'autres considérations, de multiples natures. L'égo d'une part (si tel autre luthier vend 9000, je peux bien demander 10000, t'as vu son vernis pourri?), la comparaison avec les anciens (tel soliste
de l'opéra local préfère mon violon à son ancien à 80 000 €), la renommée (prix internationaux, donc la demande associée), les prétentions financières de chacun, le nombre d'instrument qu'on a envie de fabriquer et vendre par an ou qu'on estime, simplement, avoir une chance de vendre chaque année, etc. Je n'ai fait mon premier violon qu'en 2008. Si, sur un salon, je me mets au même prix que des gens de l'ALADFI qui ont 25-30 ans d'expérience et qui sont un peu connus, est-ce que j'ai une chance de vendre ? Bref, vous m'avez compris. A quelques exceptions près, des gens qui ont tellement bien réussi qu'ils ont des listes d'attentes (alors que la plupart des luthiers ont plutôt des invendus), le prix du neuf varie à peu près du simple au double parmi les luthiers en exercice. Je ne crois pas qu'il y ait lieu de s'en offusquer et la difficulté, pour l'acheteur, est de comprendre aussi que le prix n'est pas forcément dirrectement lié à la qualité. On en revient un peu aux mythes de l'article d'origine et à ce qu'il décrit dans son bouquin. Des mythes qui sont vivaces aussi bien dans la tête des luthiers que dans celle de beaucoup de musiciens acheteurs.
Donc, pour casser le mythe

: Si un violon artisanal neuf coûte cher, ce n'est pas parce que c'est une prouesse de créativité ou d'habileté (j'ai bien appris tout seul, moi qui suis un intello à la base !), mais parce que cela demande du temps, tout simplement. D'ailleurs, quand on cherche à réduire le prix comme le fait l'auteur de l'article, qu'est-ce qu'on envisage en premier ? Accélérer la fabrication en recourant autant que possible à des machines !
En comparaison, bien que je n'ai jamais fait de guitare – mais je fais des luths (très mal rémunérés) – je trouve qu'une guitare à 9000 €, c'est un peu osé ! Parce que mettre une table et un fond de guitare plat à l'épaisseur, c'est particulièrement simple à côté des voûtes extérieures ET intérieures d'un violon. D'ailleurs, une ponceuse-calibreuse le fait très bien !
